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La Rêvasserie

La Rêvasserie, c’est un peu comme la photographie. On y va en reconnaissance. On sait où on est, mais on ne sait pas ce que l’on trouve. Ça a l’air évident, mais ça ouvre sur un ailleurs dans lequel on se perd et on se découvre. Il nous arrive à tous d’être perdus dans nos pensées, mais où sommes-nous en réalité ? Sommes-nous les sujets ou les objets de nos rêvasseries ? Est-ce le rêve ou la réalité ? Comment fait-on pour y aller ?

Et c’est pareil en photographie. Il y a les mêmes flottements. On a quelque chose de tangible en main et il y a quelque chose qui se passe en nous. Une photo, c’est quelque chose qui est et c’est quelque chose qui nous arrive. C’est un bout de papier, c’est universel. Il est couvert d’émotions, c’est terriblement personnel. Une photo, c’est du solide, c’est du réel, et puis ça nous affecte. On est dehors, on est dedans. Ça excède le réel et ça accroît le sentiment d’exister.

Rêvasser, photographier, à quoi ça sert ? À quoi est-ce qu’on joue et a fortiori, quand on joue des deux en même temps ? C’est par ce biais de l’imaginaire qu’Émilie Danchin photographie le réel, c’est-à-dire que le réel ne lui suffit pas. Elle cherche à documenter le processus imaginaire par lequel nous nous relions au réel. Elle crée des conditions de prise de vue pour photographier par quel mouvement créatif et relationnel complexe, nous nous ancrons dans l’existence. Du coup, lorsque des modèles apparaissent dans ses photos, c’est qu’elle leur propose le plus souvent un objet de réflexion imagé — ici, la rêvasserie —, dans l’attente qu’ils s’y attachent quelque part passionnément, c’est-à-dire qu’ils l’investissent au sens propre et au sens figuré, en y mettant une part d’eux-mêmes.

Son travail photographique est incertain et paradoxal. Il engage la participation intense des modèles car ce n’est pas la photo ou le fait d’être pris en photo qui comptent d’abord, mais le fait, pour eux, de vouloir y représenter quelque chose qui a son importance, parfois vitale, et qui focalise leur attention. Et pendant la prise de vue, on est incertain de ce qu’on fabrique en réalité, mais ce qui est sûr, pour elle comme pour eux, c’est que l’on cherche à le mettre dans une photo et une fois circonscrit dans le cadre de la photo, on l’aura enregistré. Le cadre rigoureux du format carré et du noir et blanc, est posé se faisant le reflet silencieux de mondes imaginaires qui sont nécessairement vrais. Ce sont aussi des images. On les regarde. On rêvasse... Elles nous regardent...

  • L’ambiguïté ou plus exactement l’ambivalence du travail d’Émilie Danchin se précise lorsqu’elle écrit : "J’ai songé à ces endroits où l’on tend, sans vraiment savoir pourquoi, à se perdre dans nos pensées. On ne s’y oublie pas pour autant, bien au contraire, car si l’on semble s’y perdre, on y est solidement ancré." Cette ambivalence est aussi celle de son travail photographique. C’est même une bonne part de son intérêt. Plutôt qu’une lecture rapide d’images évidentes, l’auteure - philosophe de formation, ce qui n’étonne point - préfère manifestement susciter une attention rêveuse. Ses photographies en noir et blanc, le plus souvent des portraits, sont beaucoup plus porteurs de questions que de certitudes. Ce "terrain connu" qu’elle nous fait arpenter n’est pas vraiment l’enfer, pas plus que le paradis d’ailleurs. Dès lors, nous y avons la parfaite définition des limbes, de ce lieu d’attente à mi-chemin entre l’évidente clarté et l’obscurité définitive. Ceci nous ferait penser à Ralph Eugene Meatyard et à sa vision hantée du monde, en moins spiritiste, certes, mais avec une même attirance pour l’étrangeté du quotidien.

    Jean-Marc Bodson, La libre Belgique à l’occasion de la parution de Terrain connu d’Emilie Danchin, livre photo aux Editions Yellow Now, 2011

La Rêvasserie, série de photographies d'Émilie Danchin

La Rêvasserie, Chemins de lecture, Quartiers Latins, juillet 2008

Prenons cette femme. Elle doit avoir mon âge. Elle est assise sur une balançoire. Recul et je vois qu’elle est assise à 5000 mètres d’altitude. Je vois le sol en tout petit derrière elle. Elle est vêtue d’une robe noire, en taffetas vieillot. La robe devient une jupe noire gonflée qui recouvre les pieds, prend des proportions magiques. Vision plus rapprochée, de profil. Il me semble qu’à un moment, elle porte un chapeau noué sous le menton. Elle se balance vaguement ou a dû se balancer, mais dans l’ensemble, c’est fixe. Elle est surtout assise sur cette balançoire suspendue dans le ciel. Il fait beau et lumineux, ni nuage, ni pluie, ni vent, ni oiseau. Je suis seule. Petites chaussures classiques sous la jupe. On ne voit plus les pieds. Plan de face, on oublie le sol en tapisserie abstraite. Plan sur son visage. Elle, c’est moi, même si elle a gardé son visage.

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